•  Datant de 2004, cette nouvelle a marqué un tournant dans mon écriture, elle reste au jour d'aujourd'hui la plus chère à mon coeur, et j'espère que vous l'apprécierez autant que j'ai aimé l'écrire.



    Le dernier jour



    « J’aimerais que l’on mette cette chanson à mon enterrement. »

    C’est ce qu’elle m’a dit, la toute première fois.

    J’étais allongée, sa tête sur ma poitrine, mes doigts démêlant ses cheveux. Elle tenait encore à la main la télécommande de la chaîne.

    « J’aimerais que l’on mette cette chanson à mon enterrement. Fort. »

    Des baffles s’élevait une voix irréelle et sans âge, une voix qui avait toujours éveillé en moi les sentiments les plus troublants, une voix qui venait empoigner mes entrailles pour les tordre délicieusement ; douloureusement…

    Sa main, timidement, parcourait mon ventre.

    Je ne disais mot. Qu’y avait-il à dire ?

    Je me sentais moi-même irréelle et sans âge, comme si cette nuit avait à elle seule annihilé l’emprise du temps, sur moi.

    Je venais à la fois de mourir, de renaître, et pourtant, quelque part, j’étais toujours la même (enfin moi-même ?).

    Elle s’étira, en émettant une sorte de ronronnement, puis tourna son regard vers moi, une lueur espiègle dans les yeux.

    « Ca va ? », demanda – t- elle, avec un petit rire.

    Je lui souris, sans répondre.

    Mon regard tomba sur ses lèvres et je sentis aussitôt l’envie de leur contact. Elles étaient douces et charnues, délicieusement sucrées, tout comme sa peau. Un feu étrange consumait mon ventre.




    Il est 10h00. Les draps sont encore froissés d’une nuit agitée. Le soleil hivernal attarde ses rayons sur le miroir. Mon corps est encore engourdi de sommeil.

    Je me lève, détendue, et flâne un instant à la fenêtre, à observer le vent dans les arbres, la rumeur tranquille des quelques passants emmitouflés dans leurs manteaux.


    Paresseusement, je tourne les pages d’un vieux carnet abandonné sur la table, mon thé fumant posé tout à côté.

    Je relis quelques lignes, de ces mots écrits à deux, d’autres matins similaires à celui-ci.

    Il fait bon, je me sens bien. C’est un de ces matins où tout semble harmonieux, à sa place. La sérénité ? Je crois bien que c’est ça.

    Je n’ai rien à faire. J’ai tout mon temps, pour penser ; errer ; fumer ; rire ; pleurer ; planer ; me souvenir…Mais par quoi commencer ?

    Je souris : aucune importance.


    Il est 12h00. Le siphon avale dans un tourbillon le reste de l’eau.

    La peau de mes mains est toute fripée, une heure et demie à rêvasser dans mon bain, c’est bien normal… Du moins, j’aime à croire que c’en est la raison.

    J’enfile à la hâte mes vêtements, arrange mes cheveux…Humm, pas mal !

    Je sors de la pièce, juste à temps pour entendre l’alarme du four.

    « Apocalypse », de Mahavishnu Orchestra, le repas prêt, tout est parfait.



    « Je t’aime », me dit-elle, son visage au-dessus du mien.

    Ses cheveux me chatouillent, je ris.

    « Tu ne veux pas qu’on sorte ? On pourrait prendre le train, faire un tour à Paris, ça fait longtemps… ».

    « Non… Je suis bien au lit. J’ai envie de traîner, pas toi ? ».

    Elle soupire. « Ok ».



    Il est 16h00. Je m’éveille lentement. Le ciel s’assombrit déjà.

    Ma main s’en va caresser la place à côté de moi, mais ne rencontre que les draps qui semblent avoir été le terrain d’une longue bataille. J’allume une cigarette, aspire et expire la fumée, tout en jouant à dessiner des formes qui s’élèvent vers le plafond.

    Tantôt rondes et épaisses, tantôt presque invisibles, ces arabesques insaisissables s’enfuient hors de ma bouche.



    « J’aimerais que l’on mette cette chanson à mon enterrement. »

    De toutes ses phrases, c’est celle-ci qui me revient, continuellement, et aujourd’hui plus fort encore.

    C’était la première fois que l’on s’abandonnait l’une à l’autre.

    La première fois que je m’abandonnais aux bras d’une femme.

    La première fois que je m’abandonnais vraiment, je crois.

    Aucune de nous deux n’avait encore parlé. Elle avait seulement lancé le morceau, avant de se blottir à nouveau contre moi.

    Je sentais son souffle sur mon sein, dans la douce moiteur d’après nos ébats.

    Et elle avait jeté ces mots, comme ça, d’une voix sans expression, calmement.

    C’était si singulier !



    Il est 17h00. Je vais l’appeler.

    « C’est moi. Viens à la maison demain, vers 18h00.

    Ma fille sera là, d’accord ? Je t’embrasse. ».

    Un verre de vodka violette à la main, je laisse s’insinuer en moi les envolées lyriques de la divine Lisa Gerrard. « Sanvean : I’m your shadow » ; le morceau de ce matin là. Le morceau de tant d’autres instants…

    Toujours cette main qui m’empoigne les tripes, douloureusement ; délicieusement.


    20h00. Je me suis assoupie… Une boule de poils grise ronronne amoureusement sur mes genoux.

    Je la soulève dans mes bras, jusqu’à la table de la cuisine où l’attend son repas. Rien pour moi ce soir, je n’ai pas faim.

    La sonnerie du téléphone me tire soudain de ma torpeur. Sûrement Léa…

    « Allo, Maman ? ». (Gagné !)

    « Je vais bien ma puce. Tu viens demain ? L’heure que tu veux…

    Mais j’aimerai en tous cas que tu sois là vers 18h00. Bien. Je t’aime aussi ma belle… ».


    20h15. Je m’assoies à la table, un stylo et deux feuilles devant moi. Sans avoir besoin de réfléchir, les mots s’enchaînent d’eux-mêmes sur le papier, longtemps, longtemps.

    J’ouvre un tiroir pour y prendre deux enveloppes, dans lesquelles je glisse des feuilles à présent noircies d’encre.

    Je les dépose côte à côte sur la table de la cuisine, caresse le chat, puis éteint les lumières.



    ***



    17h00. La maison me semble aussi sereine que d’habitude.

    Je souris en constatant que Maman a encore oublié la lumière du porche. Je ne peux même pas mettre ça sur le compte de l’âge, elle n’y a jamais vraiment fait attention !

    La porte est ouverte, j’entre, tout est calme.

    « Maman ? J’suis là ! ». Pas de réponse, elle doit dormir. Elle dort beaucoup ces derniers temps.

    Le chat vient se frotter contre mes jambes en ronronnant : « Non, non ! ce n’est pas encore l’heure. Tu attendras, non mais ! ».

    A pas de loup, j’entre dans la chambre plongée dans la pénombre.

    Je murmure, penchée vers l’oreiller : « Allez, Maman, réveille-toi. Ton amie va bientôt arriver… ».



    ***



    18h15. Je suis en retard, comme toujours. Mais elle me connaît, tout ira bien.

    Cela fait longtemps que l’on ne s’est pas vue, j’ai tant de choses à lui dire !

    Ah ! Deux vieilles amantes qui se retrouvent…c’est presque comique!

    Et je vais enfin rencontrer Léa, c’est bien.

    Je sonne. Il fait froid. C’est étrange de se trouver à nouveau là…

    La clenche s’abaisse, la porte s’ouvre.

    Je reste stupéfiée devant ce que je vois : Blanche est là, devant moi, elle a trente ans, quarante peut-être, de nouveau.

    Un flot de souvenirs m’assaille ; immobile, je ne suis plus vraiment là.

    « Anne ? ». La voix me ramène à la réalité.

    Gênée, je m’apprête à sourire à cette jeune femme qui n’est autre que Léa, quand j’aperçois l’expression de son visage.

    Les yeux rougis et gonflés, les traits terriblement tirés, je comprends.

    Elle se jette dans mes bras dans une explosion de sanglots…



    Elle s’en est allée durant la nuit, sûrement au beau milieu d’un rêve. Ca lui ressemble.

    Elle a toujours fait les choses à sa manière, paisiblement. Mourir aussi.

    Sur la table, deux lettres, une à Léa, l’autre à moi. Elle savait qu’elle ne se réveillerait pas.

    Je m’assoies à ses côtés sur le lit, elle semble bien.

    Je caresse ses cheveux, ses longs cheveux devenus blancs.

    Sa lettre est simple, et belle. Elle y parle de nous, de moi, mais les mots se troublent derrière mes larmes.

    Une douleur indicible m’enserre le cœur, à la lecture de cette dernière phrase :

    « J’aimerais que l’on mette cette chanson à mon enterrement. Tu sais laquelle. Fort. ».






    Lili-A. ©



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